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Ambition réussite pour tous pour les triplettes d’Argenteuil

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Elles ont tenu à témoigner en trio, à laisser leurs trois voix raconter une histoire collective, un projet porté par une équipe. Louise Gerber enseigne en Sciences et vie de la terre, Elsa Bidron en Histoire-géographie et Mélanie Jonquière en Sciences physiques. Pour toutes les trois, leur collège, en zone d’éducation prioritaire, est un des premiers de leur jeune carrière. Elles y sont restées par choix, motivées par le dynamisme ambiant, le travail d’équipe et les élèves auprès de qui enseigner prend tout son sens. Elles se questionnent aujourd’hui sur le devenir d’un projet qui a nourri le goût de leur métier et partagent avec nous leurs interrogations.

L’idée est née du double constat que les enseignants ne parvenaient pas à mettre les élèves au travail et que ceux-ci avaient du mal à faire le lien entre les apprentissages, à y mettre du sens. Le constat est partagé et des solutions émergent en équipe avec le soutien du chef d’établissement. Lorsque les enseignants s’interrogent sur ce qui les met en difficulté dans les relations avec les élèves, lorsque les échanges informels ou lors des réunions aboutissent à des propositions, il encourage leur mise en œuvre. Le regroupement des disciplines est privilégié avec la création de deux pôles, l’un littéraire, l’autre scientifique. Le temps scolaire est réaménagé pour organiser une succession de périodes consacrées majoritairement à un pôle. Les pratiques pédagogiques sont repensées pour les diversifier. L’approche est transdisciplinaire pour relier les contenus entre eux, construire ensemble les progressions pédagogiques autour de thématiques et compétences communes.

Semaines blanches

En amont, sont organisés des temps de concertation permettant de partager les pratiques et de découvrir ce qui est enseigné par les autres collègues. Dans les cours, les élèves perçoivent le lien construit, le travail d’équipe avec des références aux notions vues avec d’autres enseignants. En complément, deux semaines blanches sont organisées dans l’année. Elles sont consacrées à des projets pluridisciplinaires. L’absence d’emploi du temps pré-établi pour ces temps laisse une grande liberté d’organisation aux enseignants qui choisissent de les investir.

L’an dernier, la compétence « savoir distinguer le fait scientifique de la simple opinion » était la toile de fond choisie. Elle est explorée encore cette année avec le thème « sexe, cerveau et préjugés » et permet notamment d’apprendre comment faire une recherche viable d’un point de vue scientifique. Il y a deux ans, les trois enseignantes, accompagnées d’une dizaine d’enseignants de diverses disciplines, avaient proposé un travail sur la COP21. Il aboutissait à un débat où chaque élève reprenait le rôle d’un représentant d’une délégation après avoir étudié les thèmes de la conférence sous différentes facettes lors d’ateliers.

En sciences physiques, par exemple, le changement de l’état de l’eau et l’effet de serre ont été vus par l’angle de la modélisation. Ce projet est cette année réinvesti dans le cadre des enseignements pratiques interdisciplinaires. Les semaines blanches sont un lieu d’expérimentation d’idées qui seront ensuite réinvesties lors de séances d’accompagnement personnalisé si le bilan s’avère positif. Leur préparation réclame du temps pour associer les thèmes à des attendus du programme, pour dégager une cohérence dans l’ensemble des disciplines associées. Mais les résultats sur le climat scolaire, sur la mise au travail sont réels pour la cohorte d’élèves qui a bénéficié de la nouvelle organisation depuis trois ans. Le regard sur l’évaluation a changé avec le choix pour les projets d’une grille de compétences pour valoriser les acquis plutôt que des notes.

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Production en 3D d’un personnage de conte lors d’une séance du projet Le monde, les autres et moi

Trouver du sens

Pour les trois enseignantes, cette façon de fonctionner est un moyen de réfléchir à ses pratiques, à son métier, de les adapter à un public qui a peine à trouver le goût d’apprendre. Que vient-on enseigner à l’école ? Que devrait-on enseigner, des fondamentaux, des notions précises ou des clés pour comprendre une formule abstraite ? Que sont justement les fondamentaux ? Comment faire pour donner du sens, pour permettre d’apprendre à écouter et gérer ses émotions ? Elles soulignent que dès qu’il y a plus de sens pour les élèves, il y en a plus pour ceux qui leur enseignent. Elles posent le même constat sur le bienêtre. De chaque côté de la classe, les effets bénéfiques se partagent, se nourrissent.

Les résultats positifs du projet ne lui garantissent pas la pérennité. Les interrogations sont prégnantes aujourd’hui, avec une adhésion de l’équipe qui s’effrite. La première raison que le trio d’enseignantes invoque est celle du turn over, un renouvellement constant au sein de l’équipe pédagogique avec le recours fréquent aux contractuels pour un établissement peu prisé. Chaque année, il faut expliquer à nouveau, intégrer dans le projet des personnes qui n’ont pas demandé à priori à y participer.

A l’origine de l’expérimentation, la demande pour devenir un établissement classé innovant et ouvrant à postes spécifiques, n’avait pas été faite car jugée trop contraignante. Elle aurait pourtant permis l’arrivée d’enseignants volontaires avec des postes à profil. Avec le turn over, la mémoire de ce qu’avait été le climat scolaire avant le projet s’émousse, un oubli progressif accentué par le changement de chef d’établissement. Les contraintes sont au contraire mises en exergue avec au premier rang les emplois du temps changeant toutes les six semaines et des durées de cours différenciées, l’investissement nécessaire pour la cohérence des périodes par pôle et des semaines blanches. L’organisation implique des échanges sur les contenus, la façon qu’a chacun de dérouler le programme, une transparence sur ce que l’on fait, un regard sur ce que font les autres auxquels le milieu enseignant est peu habitué. Le travail en équipe est peu ou pas abordé dans la formation des enseignants, les pratiques et pédagogies nouvelles non plus.

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Oeuvre collective d’une classe de 6e en fin de projet Le monde, les autres et moi

Oeuvre collective d’une classe de 6ème en fin de projet Le monde, les autres et moi

Un projet qui bouscule

Le projet a de quoi surprendre ceux qui souhaitent simplement faire cours comme on leur a appris, comme ils ont appris en tant qu’élèves. Il interroge le métier dans toutes ses dimensions, de la relation à l’élève aux façons d’apprendre et d’enseigner sans oublier l’évaluation et la notion d’équipe pédagogique. Ces questionnements mériteraient un accompagnement, faible au départ et absent aujourd’hui et des temps d’échange valorisés. Le dernier obstacle est celui du faible intérêt de l’institution pour une expérimentation pourtant ambitieuse.

L’heure est donc aux interrogations sur le projet, mais pas pour les trois enseignantes qui y voient une formidable initiative pour créer une école de la réussite pour tous y compris dans les quartiers défavorisés. Et même si deux d’entre elles quitteront l’établissement pour raisons personnelles à la rentrée prochaine, elles n’envisagent pas d’enseigner autrement qu’en équipe et en inventant sans cesse les conditions favorisant les apprentissages et le bien-être.

Monique Royer


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