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Al Gore est-il pédagogue ?

« Une vérité qui dérange », qui a reçu cette année l’oscar du meilleur documentaire à Hollywood, reprend pour l’essentiel des images de conférences tenues par Al Gore pour alerter le grand public sur la réalité et les dangers du réchauffement climatique. C’est aussi l’occasion pour cet ancien vice-président des États-Unis (à l’époque de Bill Clinton, de 1992 à 2000) de déployer une large panoplie de moyens pédagogiques pour traiter son sujet.
Loin du savant lisant d’une voix monocorde sa communication lénifiante à une tribune de colloque, Al Gore est filmé debout face à son public, se déplaçant devant un immense écran pour mieux commenter les images, nous faire suivre l’évolution des courbes, n’hésitant pas même à monter sur une grue pour bien montrer à quel point la concentration atmosphérique en CO2 grimpe en flèche depuis quelques décennies. Il paie de sa personne, avec les bons mots qui relancent l’attention, les inflexions de voix qui annoncent une idée importante, les étapes du raisonnement.
En bon professeur du xxie siècle, il s’appuie sur les documents, de nombreux documents, et en animation multimédia s’il vous plaît : des films tournés par hélicoptère pour mieux capter l’instant où ce glacier de l’Antarctique se détache de la banquise, des images satellitales assez terrifiantes montrant les régions submergées par la montée attendue du niveau des océans au cours du xxie siècle, et des graphiques, encore des graphiques, toujours des graphiques, qui se succèdent à une cadence parfois vertigineuse. Il va même voir sur place, pour nous montrer, pour pouvoir dire « j’y étais, j’ai vu, j’ai parlé avec les bonnes personnes ».
Fort de l’expérience de ses nombreuses conférences, il s’efforce de tenir compte des idées préconçues de son public, de répondre à tous les arguments possibles, même de ceux qu’il qualifie de « sceptiques de service », pour mieux construire son raisonnement, sans hésiter à développer des notions complexes.
Alors pourquoi ce malaise en sortant du film ? La cause est juste, les arguments développés vont dans le sens des rapports très officiels des scientifiques les plus sérieux, le documentaire est fort bien mené. Certes, notre pédagogue se laisse parfois aller à un certain cabotinage, à des digressions assez éloignées du sujet. Mais savoir ménager de telles parenthèses dans les discours fait aussi partie des recettes de nos bons vieux professeurs.
Autant que celle du glacier qui s’effondre, une image m’a frappé : un gros plan sur une personne du public qui réagit très fortement aux intonations de l’orateur, anticipe même ses propos, avant d’éclater en applaudissements, fascinée et manifestement très heureuse du moment qu’elle passe devant ces annonces d’apocalypses, toute prête sans doute à répondre à l’appel final de la conférence à la responsabilité individuelle pour préserver notre planète.
Mais est-ce que c’est vraiment cela la pédagogie : faire feu de tout bois pour entraîner l’adhésion de son public ? Le persuader que j’ai raison, avec un JE majuscule, et cela d’autant plus que toute ma vie m’a conduit vers la vérité que JE vous expose aujourd’hui ? Annihiler toute contradiction, par une avalanche de documents, en anticipant les propos des « sceptiques » à qui on ne donne pas vraiment la parole ?
Cet exposé façon show à l’américaine a des aspects outranciers, mais peut nous rappeler des situations familières, des cours où les élèves sont cantonnés au rôle du public passif, juste censés admirer l’étendue des connaissances de l’enseignant, y compris son aisance à manier un lecteur DVD, vidéoprojecteur ou tableau dit « interactif », et ingurgiter docilement les idées prémachées qu’on lui sert. Du spectateur épaté au citoyen responsable, il y a encore de la place pour une vraie pédagogie de l’éducation au développement durable…