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À quelle vie l’école prépare-t-elle ?

En tant que citoyens, on ne peut ignorer les informations sur le coronavirus, on écoute les discours politiques et on prend acte des décisions politiques, celles de Giuseppe Conte, le président du Conseil italien, d’Emmanuel Macron pour la France, ceux des membres du Conseil fédéral pour la Suisse (les « sept sages »), ceux de Donald Trump pour les États-Unis, d’Angela Merkel pour l’Allemagne, et bien d’autres encore. Les mêmes enjeux en termes de santé publique sont énoncés, les mêmes préoccupations de retombées sur le travail des uns et des autres, de mise en difficulté des citoyens, des entreprises, de la population la plus âgée qui est la plus vulnérable. La situation sanitaire touche tout le monde : les jeunes et les moins jeunes, les plus pauvres et les plus privilégiés. Le virus ne fait pas de distinction. Et il ne s’arrête pas aux frontières, même si on les ferme.

En suivant les directives sur le confinement, et sur le social distancing, nous, en tant qu’enseignants ou éducateurs, nous devons trouver des nouveaux moyens pour faire classe à distance, à la maison. Mais dans le cas présent, ce n’est pas du homeschooling, une démarche souvent choisie pour se protéger des valeurs partagées dans l’école[[Andreea Capitanescu Benetti, « Le homeschooling a le vent en poupe dans les pays anglo-saxons », Éducateur, (7), 6‑9, 2015.]]. Et c’est par ce nouvel environnement numérique, virtuel, que nous devons déployer de la créativité pour faire apprendre les élèves.

S’agit-il là d’une opportunité, tout de même forcée par la situation, pour déployer encore plus les nouvelles technologies ? Sûrement, et nous sommes tous en train d’apprendre, rapidement. (Voir bibliographie thématique, partie « Sur la classe numérique »)

Réfléchir aux contenus scolaires

Mais pour quels contenus ? Les mêmes contenus scolaires parfois très frileux sur les enjeux de la vie, du monde ? Peut-on faire l’impasse auprès des enfants sur toutes ces questions socialement vives[[Guide « Aborder des questions socialement vives de manière interdisciplinaire » http://www.education21.ch/sites/default/files/uploads/pdf_fr/edd/guide-edd-per/GUIDE%20EDD-PER_DEF_38-42_QSV.pdf]] : par exemple, les questionnements de santé publique, les incidences sur le travail des uns et des autres, le système de solidarité des uns et avec les autres, etc. ? Comment réagir à la complexité de notre monde, avec quelles cartes et boussoles pour saisir l’incertitude de nos existences. Selon les époques, les évènements et les épreuves historiques et sociales, nous rappellent avec force à notre mission d’éducateur. On est appelé à un « ralentissement » comme l’a exprimé Alain Berset, conseiller fédéral en Suisse, et forcément à une décélération de nos manières de vivre, de travailler, pour entrer en résonance et développer un autre rapport au monde et aux autres. (Voir bibliographie, parties « Sur l’incertitude et la complexité », « Entrer en résonance avec notre monde » et « Philosophie de l’éducation et questions socialement vives »)

Par tous temps, les enseignants ont œuvré, par temps de guerre aussi. Le but de l’éducation a été habité par l’idée de construction de la paix après des temps de destruction et de guerre, comme l’explique l’ouvrage Construire la paix par l’éducation : réseaux et mouvements internationaux au XXe siècle (sous la direction de Rita Hofstetter, Joëlle Droux, Michel Christian, Éditions Alphil-Presses universitaires suisses, 2020).

Et comment ? Quelles ont été leurs trouvailles, intéressantes à étudier, à observer, à identifier pour nous, enseignants et éducateurs aujourd’hui ? Emmanuel Saint-Fuscien défend une thèse intéressante en innovation pédagogique à propos de Célestin Freinet, dont on sait qu’il a inventé de nombreuses manières de faire classe – une classe plus coopérative basée sur des institutions et des activités phares, comme une presse manuelle d’imprimerie, le texte libre, le carnet de vie, les conférences, la BT (bibliothèque de travail), pour n’en citer ici que quelques-unes. De fait, la santé de Céletin Freinet, diminuée par un poumon blessé durant la guerre, ne lui permettait pas de parler trop, ni trop longtemps. (Voir bibliographie partie « Faire école en temps difficiles »)

Selon Emmanuel Saint-Fuscien, « il existe un lien entre innovations pédagogiques et culture de guerre. La Première Guerre mondiale a profondément modifié les pratiques d’enseignement. La classe n’est plus un lieu clos coupé du monde, mais un lieu ouvert sur le conflit. Les élèves et les maîtres lisent les bulletins de l’armée et les journaux, ils posent des cartes pour suivre les mouvements des troupes. Les élèves envoient des lettres et des cadeaux aux soldats, ils cultivent des jardins scolaires, participent aux cérémonies. Les élèves orphelins doivent prendre en charge le deuil de leurs mères. La frontière entre le monde scolaire et le monde “extérieur” disparaît. Par ailleurs la séparation hiérarchique stricte entre le maître et les élèves s’atténue : tous participent à l’écriture de lettres aux soldats. »[[Extrait du blog de la Cliothèque : https://clio-cr.clionautes.org/celestin-freinet-un-pedagogue-en-guerres-1914-1945.html]].

Éviter la solitude

Dans la situation où nous nous trouvons, comment l’école, à travers ses enseignants, recrée du lien avec les élèves, chacun derrière son écran ou en recevant par la poste les tâches et diverses activités à déployer ? On tentera d’éviter la solitude des enfants. Et surtout on tâchera de retisser des liens de solidarité et de démocratie, de confiance entre les enfants et les enseignants, et même de renouveler les liens avec les parents. Les enseignants seront sans doute appelés à plus communiquer avec les parents, par le biais des nouvelles technologies, à affiner la communication avec les élèves et les parents, éloignés par la force des choses, et à soigner le lien de confiance. (Voir bibliographie, partie « Sur la classe numérique »)

Ce qui nous rappelle encore une lecture d’un livre ancien de Robert Dottrens[[Robert Dottrens, L’école expérimentale du Mail, Délachaux et Niestlé, 1971.]], pédagogue et directeur, sur la relation qu’il demandait aux enseignants, dans son école du Mail (à Genève), de développer avec les familles dès les années 1930 : une relation plus directe et authentique qui pouvait s’accompagner même de visites à la maison.

L’école et nos manières de penser l’école et ses contenus s’ouvrent-elles à la vie ? Est-ce qu’aujourd’hui, on suivrait ce qu’Ovide Decroly (1871-1932) disait : « l’école par la vie et pour la vie »[[https://www.franceculture.fr/oeuvre/la-pedagogie-decroly-une-education-pour-la-vie-par-la-vie]]?

Le rôle de l’école

L’école est une institution d’enseignement et d’éducation. La plupart du temps, elle est d’ailleurs attachée à un « ministère de l’Éducation nationale ». Quel est donc son rôle social ? Quelles sont les priorités pour les responsables qui la font vivre au quotidien ? Qu’ont à prendre en charge les familles qui, en des périodes comme celle-ci, se substituent à ce que les professionnels de l’enseignement ne sont pas en mesure de réaliser ?

La priorité choisie pour l’enseignement est la transmission culturelle écrite. Pas de toute la culture, pas de n’importe quels savoirs non plus. Uniquement ceux qui ont été identifiés par les législateurs comme nécessaires à acquérir par toute la jeunesse. C’est ce que l’on appelle les « programmes », c’est-à-dire ce que les sociétés considèrent comme essentiel pour réussir son insertion citoyenne, professionnelle et personnelle. Ces savoirs sont alors comme des « épaules de géants » qui donnent la possibilité aux enfants et aux adolescents qui se les sont appropriés, de mieux voir le monde, de mieux le comprendre, pour ensuite mieux agir et le transformer, en connaissance des enjeux et de ce qui a été construit avant, ailleurs et par d’autres.

Éduquer et prendre soin

Mais l’enseignement a une autre priorité, c’est l’éducation. Un enseignant est aussi un éducateur. Éduquer, c’est à la fois prendre soin et acculturer. Acculturer, nous l’avons vu, pour faire sortir d’un état de nature originel et accompagner vers un statut d’humanité. Prendre soin, pour répondre aux besoins physiologiques et affectifs élémentaires, pour également situer les frontières qui existent entre le bien et le mal. Voilà ce que nous disent les philosophes de l’éducation.

Prendre soin c’est, bien évidemment, répondre aux besoins de faim, de soif, de santé, de logement, d’habillement. C’est aussi veiller à ce que chaque enfant se sente aimé, reconnu dans ce qu’il est, notamment sa singularité, conscient qu’il fait partie d’un groupe qui le protège et que lui-même, une fois en mesure de le faire, saura agir pour protéger.

Dans la conjoncture que nous rencontrons, puisque les enseignants sont empêchés d’effectuer leur activité, c’est aux familles que ces missions sont dévolues. Ainsi, « faire cours » n’est pas essentiel. Les outils numériques parviendront rapidement, malgré tout, à mettre à disposition des enfants suffisamment de ressources pour assurer la continuité pédagogique de l’école. Mais ce que seules les familles pourront faire, c’est soutenir leurs enfants, faire preuve d’optimisme en l’avenir, échanger avec eux sur ce qui se vit actuellement, sur les doutes et les craintes évidentes, sur ce qu’il est possible de faire à sa mesure, peut-être modestement mais sûrement, montrer que face à ce fléau, personne n’est seul, que tout le monde reste uni.

En somme, ce que les familles ont à faire en priorité, c’est éduquer à l’altruisme. C’est, en somme, faire vivre notre condition d’humain, basée sur la relation à l’autre et son pouvoir d’entraide en cas de coup dur. (Voir bibliographie, partie « Philosophie de l’éducation et questions socialement vives »)

Andreea Capitanescu Benetti
Formatrice d’enseignants primaires et chercheuse à l’Université de Genève

Sylvain Connac
Chercheur en sciences de l’éducation à l’université Paul-Valéry de Montpellier


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Photo de Jean-Charles Léon