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À la Réunion : Paradoxes et enjeux de la CLIN en milieu créolophone

La CLIN, Classe d’Initiation à la langue française et aux apprentissages scolaires pour les Elèves Nouvellement Arrivés en France (E.N.A.F.), a été mise en place à la Réunion en 1991, à St Denis, soit 21 ans après la circulaire du 13/01/1970 instituant en France hexagonale les classes expérimentales d’initiation pour enfants étrangers. Il a fallu attendre 15 années de plus pour la mise en place du CASNAV[[Centre Académique pour la Scolarisation des élèves Nouveaux Arrivants et enfants du Voyage]] et des premières classes d’accueil (C.L.A.) au collège. Aujourd’hui, on compte à La Réunion 32 CLIN et 5 CLA prenant en charge 980 élèves en primaire et 145 élèves au collège, ce qui représente environ 1 % de la population scolaire totale de l’île en 2008.

Maître CLIN à la Réunion : une prise en compte paradoxale des élèves non francophones

La prise en charge des enfants nouvellement arrivés revêt dans notre département d’outre-mer une triple spécificité :

– Les CLIN accueillent principalement des élèves originaires de Mayotte. Or Mayotte[[Française depuis le 25 avril 1841, suite à une convention entre le sultan local et un officier de marine française, Mayotte a confirmé à 99% son détachement de l’archipel des Comores et son souhait de demeurer dans le giron de la France par le référendum du 08/02/1976.]], collectivité d’outre-mer depuis 1975, malgré l’opposition clairement exprimée de la République des Comores, de l’Union Africaine et des Nations Unies, est devenue le 101ème département français depuis le référendum du 29/03/09. La majorité des élèves scolarisés en CLIN à la Réunion ne sont donc pas étrangers et placent les enseignants concernés dans une situation ambiguë vis-à-vis de la circulaire du 20 mars 2002, relative aux modalités d’inscription et de scolarisation des élèves de nationalité étrangère des premier et second degrés et publiée au B.O. n° 13 du 28-3-2002 régissant le fonctionnement des CLIN.

– Par ailleurs, dès leur arrivée, les E.N.A.F. sont immergés majoritairement en milieu créolophone, à quelques exceptions près[[Nous faisons référence ici à la dizaine d’élèves inscrits en CLIN et originaires d’Europe, d’Asie, ou des Etats-Unis, seuls élèves véritablement étrangers, scolarisés dans la petite zone balnéaire de l’île, « zoreilland », où sont concentrés les métropolitains fortunés de St Gilles et de l’Hermitage, et où les phénomènes de contacts de langues sont beaucoup moins sensibles.]]. En effet, les familles mahoraises, accueillies sur place par des membres de leurs communautés, s’installent principalement dans les milieux défavorisés de l’île où le créole devient alors leur langue d’intégration. Paule Fioux, professeur à l’université de La Réunion[[P. Fioux, Mobilité linguistique et école réunionnaise, Cahiers Pédagogiques n° 355, L’école dans les DOM-TOM, juin 1997]], constate d’ailleurs que le créole est sujet, depuis une soixantaine d’années à une mobilité linguistique significative […] qui n’est pas sans répercussions sur la scolarité, celle-ci étant d’ailleurs un des facteurs de cette mobilité. Les paramètres socio-économiques notamment départagent nettement l’usage du créole et du français. Ainsi, l’enquête de l’URAD[[Union Régionale Animation Développement]], menée avec la collaboration de l’INSEE- REUNION, révèle que plus les revenus du ménage où vit le jeune sont faibles, plus le créole est utilisé couramment. À cela, poursuit Paule Fioux, s’ajoutent encore les variables du contexte urbain ou rural et celle du sexe (les filles étant plus enclines à la mobilité linguistique). Le français parlé à La Réunion n’échappe naturellement pas à cette mobilité et les linguistes décrivent la constitution d’un français régional ou d’un parler réunionnais. Dans ce contexte, et malgré l’interdiction faite par certains parents mahorais de parler créole à la maison, nos élèves finissent par fabriquer inconsciemment une langue de survie, interlecte construit à partir du créole, du shimaoré et des différents registres du français perçus. Ils ignorent souvent que créole et français sont deux langues voisines. Ainsi, la plupart d’entre eux ne savent pas encore passer d’une langue à l’autre en fonction de la situation de communication, compétence-clé d’un plurilinguisme réussi, et se satisfont d’un semi-linguisme[[La notion de semi-linguisme a été proposée pour la première fois par le linguiste suédois Hansegärd (1968) puis développée par C. Hagège dans son célèbre ouvrage L’enfant aux deux langues (1ère édition : 1996)]] qui leur suffit pour vaquer à leurs occupations quotidiennes. Leurs camarades créolophones peuvent d’ailleurs rencontrer des difficultés similaires. Evelyne Pouzalgues[[E. Pouzalgues, Enseigner une langue orale, Cahiers Pédagogiques n° 423, 75 langues en France et à l’Ecole ?« >Cahiers Pédagogiques n° 423, 75 langues en France et à l’Ecole ?, avril 2004, pp. 28-29]], IPR à La Réunion, évoque les effets de la proximité du créole avec le français sur les pratiques langagières : les deux langues se mêlent […]. L’ensemble de la population bilingue passe d’une langue à l’autre très rapidement au cours d’une conversation. Il peut s’agir d’une adaptation à la situation de communication ou au sujet abordé, mais de plus en plus souvent c’est un mélange peu conscient et surtout sans règle définie. On comprend que, de ce fait, les élèves ne sachent pas distinguer ce qui est créole de ce qui est français. La formation des enseignants et des élèves permet d’espérer une belle avancée dans ce domaine. Effectivement, de grands progrès ont été réalisés dans ce sens, notamment depuis la publication du B.O. n°33 du 13/09/2001, relatif au développement de l’enseignement des langues et cultures régionales à l’école, au collège et au lycée.

– Enfin, comme leur pairs créolophones des milieux défavorisés, les élèves nouvellement arrivés ne sont en contact avec le français que par les médias (publicités et émissions télévisées populaires mêlant de plus en plus créole et français) et à l’école où prédomine en classe la langue française sous sa forme écrite, formelle et normative. Le français y est, comme en France hexagonale, à la fois objet et vecteur des apprentissages. Cette situation est nouvelle pour eux car, à Mayotte, la plupart des enseignants mahorais du 1er degré utilisent encore souvent leur langue maternelle comme langue d’enseignement, en dépit du soutien des conseillers pédagogiques métropolitains sur place. Les élèves nouvellement arrivés à La Réunion et présentant des difficultés d’apprentissage d’ordre linguistique[[Ce qui n’est pas non plus le cas de tous, contrairement au cliché, largement répandu dans les écoles, selon lequel origine mahoraise rime forcément avec échec scolaire. Le test de positionnement du maître CLIN peut jouer ici un rôle déterminant.]], sont alors regroupés en CLIN pour tenter d’acquérir, à partir de situations artificiellement recréées et de documents le plus authentiques possible, une compétence de communication malheureusement difficilement transférable dans la vie quotidienne dominée par l’usage du créole.

Dans ce cadre, où le français langue seconde peine à être reconnu pour les enfants nés à La Réunion alors que l’INSEE recensait en 2008 21 % d’illettrés dans la population réunionnaise âgée de 16 à 65 ans (contre 9 % en France métropolitaine), et où le programme scolaire continue obstinément à être calqué sur celui de la métropole, nous proposons ici quelques perspectives d’évolution du rôle de la CLIN pouvant être envisagées à partir de la dernière circulaire du 21/01/2009 relative aux nouvelles attributions supplémentaires conférées aux différents membres de l’équipe éducative.

Comment l’enseignant CLIN peut-il adapter aux réalités du terrain l’application des textes officiels qui ne l’autorisent pas à prendre en charge les élèves peu ou non francophones nés en France ? Comment venir en aide aux enseignants de classes ordinaires non formés à la pédagogie interculturelle et leur permettre de tirer le meilleur parti de la diversité linguistique et culturelle de leurs élèves ?

Élèves plurilingues : pour en finir avec les idées reçues

Cessons de nous plaindre de l’hétérogénéité de la classe et partons du principe une fois pour toutes que les élèves à La Réunion sont tous porteurs de plusieurs langues-cultures. Leurs ascendants sont arrivés sur l’île à diverses époques de l’histoire, dans des circonstances souvent dramatiques. Mais tous ont contribué et contribuent encore d’une part à la formation du créole bâti à partir des différents apports français, tamoul, malgache, africain, ourdou, portugais, chinois, anglais, et d’autre part à la formation du français régional ou parler réunionnais[[P. Fioux, op. cit.]]. Il n’y a pas donc pas lieu d’établir aujourd’hui une hiérarchie, un ordre d’arrivée, voire un tiercé gagnant, pour savoir qui est arrivé le premier à l’école. Départager élèves nouvellement arrivés et élèves « déjà là » est totalement arbitraire et prive à la fois élèves et enseignants d’une prise en compte globale des parcours individuels dans une perspective de recherche de solutions pédagogiques innovantes et de cohésion sociale.

Laurence Pourchez, I.M.F. à La Réunion, a effectué dans ce domaine des recherches soulignant l’intérêt de l’ouverture sur le vécu et la culture familiale de chacun des enfants présents dans la classe, liée à la mise en place d’un partenariat […] avec des parents volontaires, des associations culturelles et d’un tutorat d’élèves primo-arrivants « pris en main » par d’autres élèves de la classe. […] Dans cette perspective, conclue-t-elle, on peut espérer que la pluralité de La Réunion, au lieu d’être une des causes de l’échec, devienne une richesse à exploiter.[[L. Pourchez, La pluralité : une richesse et non un handicap, Cahiers Pédagogiques n° 355, L’école dans les DOM-TOM, juin 1997]]

En retirant de leurs classes d’origine les élèves nouvellement arrivés pour les rassembler quelques heures par semaine en petits groupes qui finissent par devenir des groupes ethniques, l’enseignant CLIN ne participe pas à la prise de conscience collective de leur appartenance à une même communauté scolaire. Il contribue, involontairement, à leur stigmatisation aux yeux de leurs camarades et des enseignants. C’est là une autre facette du rôle paradoxal de celui que l’on appelle encore familièrement « maître des Komor ». Pourquoi ne pas intervenir plutôt au sein des classes, tel que cela se pratique dans d’autres pays européens comme la Finlande où il n’est pas rare, malgré le nombre déjà restreint d’élèves par classe, qu’un ou deux enseignants CLIN observent et conseillent les enfants non-finnophones dans l’exercice des activités proposées par le maître ordinaire ? Cela semble faciliter grandement le partenariat entre les différents membres de l’équipe éducative. Mais en France, le travail en équipe peine à se mettre en place et dépend des initiatives individuelles. Or ces dernières sont freinées par un manque de confiance en soi engendré par la pression exercée par la course aux évaluations et la récente compétition entre écoles, les inspections, les réformes incessantes, les programmes « à terminer » et la méfiance des parents. L’ensemble de ces facteurs entraîne souvent un repli de chaque enseignant dans sa classe qui demeure seul face à ses difficultés de gestion de la diversité linguistique et culturelle de ses élèves et se plaint régulièrement de ne pas être suffisamment formé ni de disposer des outils adéquats : le créole est un obstacle à l’apprentissage du français, les langues orales empêchent les enfants d’entrer dans l’écrit, on ne peut pas apprendre plusieurs langues à la fois, il vaudrait mieux qu’il ne fasse pas d’anglais et qu’il apprenne déjà le français ! Effectivement, le manque de formation en éducation interculturelle peut amener certains d’entre eux à diffuser ces idées reçues et à baisser les bras devant l’ampleur de la tâche.

À la Réunion, la plupart des enseignants CLIN sont titulaires d’une licence FLE, voire d’un master en didactique du FLE/FLS[[ FLE : Français Langue Etrangère, FLS : Français Langue Seconde]] parfois doublés d’une certification en FLS, et/ou peuvent se prévaloir d’une expérience originale sur le terrain (alliances françaises, écoles européennes, ex-chargés de mission au CASNAV). Récemment déclarés Personnels ressources par la circulaire du 21/01/2009, les maîtres CLIN, pourraient devenir des référents interculturels au sein de leurs écoles d’intervention et proposer des actions innovantes et fédératrices visant non seulement à favoriser la prise en compte de toutes les langues présentes à l’école mais également à entrouvrir les portes de communication inter-classes, parallèlement bien-entendu à l’accueil des élèves nouvellement arrivés, accueil qui devrait toutefois être grandement facilité par une intégration réussie de ces derniers. En vue de cette intégration qui ne peut se réaliser sans les autres élèves et l’ensemble de l’équipe éducative, nous présentons ci-dessous une liste non-exhaustive de projets possibles car déjà expérimentés par la CLIN de St Paul 1 [[On peut retrouver ces actions et d’autres travaux sur notre site de classe : http://www.pascaledubois.fr/CLIN_St_Paul1

Rappelons d’ailleurs ici que de nombreuses actions pédagogiques pertinentes sont menées par les enseignants CLIN des autres circonscriptions de l’île mais ne sont pas forcément connues à l’extérieur du dispositif.
]] :

  • atelier théâtre rassemblant une douzaine d’élèves[[2 élèves de CLIN, 3 élèves créolophones proposés en SEGPA, 2 élèves francophones mutiques, plusieurs élèves volontaires, « invités-surprises » du dispositif à tour de rôle pour dynamiser le groupe.]] des trois classes de CM2 de l’école pour reprendre confiance en ses capacités d’apprentissage en s’initiant à la Comedia dell’Arte.
  • création d’un conte sur le thème des îles de l’Océan indien dont chaque étape était réalisée et illustrée par les trois classes de CP, trois classes de CE1 et la classe de CP/CE1 d’un même établissement, chacune devant tenir compte des productions des autres pour pouvoir avancer.
  • fabrication d’un jeu de l’oie sur le thème de l’Afrique du Sud, projet d’une classe de CM2 où se trouvait scolarisé un élève de la CLIN isolé, dans le but d’amener l’ensemble des élèves à communiquer autour de la réalisation d’une tâche collective en demi-groupe, et à s’intéresser à la culture du nouvel élève grâce à l’ouverture interculturelle suggérée par l’étude d’une tierce-culture : celle des Sud-Africains.
  • Ateliers « Conscience phonologique en milieu créolophone dans le cadre de la liaison GS-CP » : partenariat GS/CP/CLIN/RASED axés sur quatre dominantes correspondant à leurs différentes orientations professionnelles et qui regroupaient tous les élèves des classes de GS et CP de l’école répartis en petits groupes de travail.

Enfin, les activités d’éveil aux langues, nées sous l’impulsion de la commission européenne (programme Socrates Lingua), sont malheureusement peu pratiquées dans les établissements scolaires[[Le rapport du Comité national d’évaluation de mars 2002 témoigne de la participation des chercheurs de l’IUFM de La Réunion au programme Evlang, inscrit dans le cadre du programme européen Socrates Lingua et qui concerne l’impact sur les jeunes enfants de l’exposition à la diversité culturelle et linguistique. Mais cette expérimentation pédagogique interculturelle menée dans 13 classes réunionnaises peine à se reproduire à grande échelle dans le département, faute de formation des enseignants.]]. Ces activités permettent pourtant de resituer chacune des langues que l’on côtoie, dans un cadre plus global de sensibilisation aux langues du monde entier, y compris la langue des signes. L’objectif n’est pas ici de devenir parfaitement plurilingue mais d’accéder à une conscience métalinguistique progressivement élaborée au travers de jeux, devinettes, mimes, chansons et travaux manuels qui attisent la curiosité et permettent de placer toutes ces langues sur un même pied d’égalité en les abordant dans le cadre d’une étude comparative accessible aux enfants, délogeant ainsi un à un les stéréotypes dont nous sommes tous victimes. Il devient alors possible de relativiser la suprématie du français à La Réunion et d’autre part de s’interroger différemment à l’égard des porteurs de langues-cultures de notre proche entourage. Le deuxième intérêt de la démarche est, dans un second temps, et après avoir pris conscience que toutes les langues valent la peine d’être parlées, de revenir vers le français, certes langue d’enseignement à La Réunion, mais en aucun cas langue de l’élite qui ne se transmettrait qu’à certains d’entre nous, en laissant de côté ceux qui ne s’autorisent pas à la parler. L’enseignant CLIN, référent interculturel potentiel, apte à la décentration ethnoculturelle et familier des contacts de langues, pourrait proposer et aider à mettre en place les supports existants en ce domaine (Evlang, Eole,…) dans les classes des enseignants volontaires[[La circulaire du 21/01/2009 ne nous montre-t-elle pas la voie en attribuant aux enseignants CLIN 60 heures devant être consacrées à l’accompagnement des équipes d’école dans l’organisation et la création d’outils ?]]. Alors pourra-t-on peut-être, sans nier les travaux antérieurs réalisés en matière de diglossie ou de continuum, aborder la situation multilinguistique et multiculturelle de La Réunion en termes d’appétence et de complémentarité, dans le cadre de la vulgarisation de pratiques interculturelles à l’école.

Pascale Prax-Dubois, Enseignante CLIN à ST Paul – La Réunion.