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À l’heure de l’école inclusive

La classe de 4e que je rencontre à la rentrée 2012 est constituée officiellement de vingt-sept élèves dont deux sont en situation de handicap. Leur handicap, la dyslexie et la dyspraxie, appelle à compensation, puisqu’ils bénéficient d’une reconnaissance MDPH[[Maison départementale des personnes handicapées.]]. Cette compensation se traduit par de l’aide technique et humaine (une auxiliaire de vie scolaire, AVS). Deux autres élèves en situation de dyslexie non reconnue par la MDPH font partie de la classe, ainsi que trois élèves dont le français n’est pas la langue première : deux élèves d’origine turque, une élève dont la famille vient du Kosovo et qui est dans notre collège depuis peu, suite à une exclusion de son établissement de secteur. Bien qu’ils ne soient pas inscrits sur la liste, deux élèves de l’ULIS[[Unité locale d’intégration scolaire.]] ayant des troubles cognitifs sont aussi rattachés à cette classe de 4e, comme le demande la circulaire de juin 2010. Un élève de 3e en situation de malvoyance qui est inclus dans mes classes de français, depuis deux ans en 4e, a fait la demande de venir travailler à nouveau avec moi. N’ayant pas de 3e cette année, j’accepte sa participation à la classe de 4e, participation possible sur deux heures uniquement.

La classe comprend donc réellement trente élèves. Elle est sympathique et bruyante et il est parfois très difficile d’y travailler. Un élève en difficulté familiale et sociale a un comportement très perturbateur, géré au sein de l’équipe par des sanctions et exclusions répétées. Elles ont eu pour effet une agression physique de la famille sur le principal adjoint dès le premier trimestre.

Comment travailler avec cette classe ? Comment mettre en place une réelle autorité éducative sans avoir recours à l’exclusion ? Telles sont les questions que je me suis posées à la rentrée. Je me suis rendue au Casnav-Carep[[Centre académique pour la scolarisation des nouveaux arrivants et des enfants du voyage.]] Centre académique de ressources pour l’éducation prioritaire. de notre académie et nous avons réfléchi avec la documentaliste à un projet inclusif que nous avons proposé à l’équipe pédagogique. La documentaliste du collège, l’AVSCO de l’ULIS, les AVSI y ont répondu favorablement.

Les Misérables

Le projet a été élaboré dans un souci d’équité. Il s’agit de créer les conditions de réussite de tous les élèves, en mettant en place des aménagements. Inclure n’est pas juste intégrer. Ce n’est plus aux élèves de s’adapter, mais bien à l’école de s’ajuster à eux et les adaptations, loin de léser les autres élèves, s’avèrent bénéfiques pour la classe entière.

Le projet entre dans le cadre du programme de français de 4e. Il porte sur une œuvre majeure de la littérature française, Les Misérables, qu’il s’agit de rendre accessible à tous les élèves. A donc été privilégié le travail sur l’adaptation filmique de Robert Hossein. Le travail sur le texte de Hugo est passé par un grossissement des caractères et par une oralisation systématique. Le texte (ainsi que toutes les consignes des évaluations) est toujours lu plusieurs fois à haute voix pour les élèves « dys » et pour ceux qui ont des troubles cognitifs. Le choix des Misérables permet aussi d’aborder les questions de l’exclusion et de l’injustice sociale. Un intérêt particulier a été accordé à la préface qui pose les enjeux de l’œuvre. Victor Hugo écrit contre « l’asphyxie sociale » et « l’atrophie de l’enfant par la nuit ». Ces derniers termes ont permis de souligner les droits à l’éducation pour tous les enfants, droits déjà prônés par Hugo, et d’évoquer la loi du 11 février 2005 en faveur de la scolarisation des élèves en situation de handicap.

L’œuvre est abordée sous l’angle du parcours du personnage. L’accent est mis sur le personnage de Cosette et sur sa résilience. L’enfant maltraitée, « l’alouette qui ne chante jamais », est devenue grâce à Jean Valjean, qui l’arrache aux Thénardier, une belle jeune fille qui suscite l’amour malgré les terribles prédictions d’une de ses éducatrices : « Elle sera laide. » On a tendu à démontrer que l’histoire de Cosette est écrite pour émouvoir le lecteur : il s’agit certes de « faire pleurer Margot », mais avant tout de mettre en mouvement. Une société injuste peut certes briser les individus, mais on peut s’en sortir grâce à l’entraide. Cette idée, incarnée par la trajectoire de Cosette, a trouvé un écho favorable chez les élèves à besoins spécifiques ou en difficulté. Ils apprennent ainsi que chacun peut trouver sa place dans l’école et la société française, à condition d’être pris en compte dans sa différence et d’être accompagné et aidé.

Un projet coopératif et participatif

La coopération est au cœur de ce projet inclusif. Elle prend différentes formes : elle est coopération entre enseignants et AVS, elle est coopération entre élèves et AVS, elle est aussi coopération entre élèves. Dans Les Misérables, Jean Valjean peut aider les autres, car il a été lui-même soutenu par monseigneur Myriel, le seul à lui avoir accordé l’hospitalité à la sortie du bagne et à l’avoir sauvé d’une nouvelle incarcération. Cette rencontre initiale et fondatrice entre l’ancien forçat et l’évêque de Dignes a été mise en relation avec « La Chanson de l’Auvergnat » de Georges Brassens. La chanson a donné lieu à l’écriture de textes où les élèves rendent hommage à ceux qui les ont aidés. On y trouve leurs parents, leur famille, leurs amis et aussi leurs enseignants ! Tous ont écrit seuls ou avec de l’aide, qu’elle vienne des AVS, de l’enseignante ou des autres élèves.

Ce sont des compétences sociales qui ont été ainsi développées dans cette classe, pour un temps apaisée par un projet valorisant et valorisé. Un recueil a été réalisé intitulé Chansons pour ceux qui nous aiment et chaque élève en a un en sa possession, la trace des progrès et des compétences écrites de toute la classe.

Accepter et faire vivre les différences

Un projet inclusif repose sur la confiance que l’on peut avoir en chaque élève et en sa capacité à réussir, même dans des tâches qui semblent aux antipodes de ses compétences. Faire écrire ou lire un élève de l’ULIS est possible ! Il s’agit déjà d’en créer les conditions psychologiques et de lever les blocages. Les deux élèves de l’ULIS présents me connaissent bien : ils ont participé à l’atelier de pratique artistique en danse, où d’autres façons d’apprendre et d’être considéré par les autres ont été mises en place. J’ai également dansé avec eux, je suis entrée en contact de manière autre que verbale, je leur ai aussi parlé en essayant de mettre du sourire et du rire dans nos échanges. J’ai évacué la peur, la méfiance, la domination-soumission de nos relations. Jamais je ne me mets en position de surplomb, mais en position d’accompagnement, et je considère que j’ai beaucoup à apprendre d’eux. Les considérant comme des êtres humains à part entière et voyant leur richesse (leur capacité à être joyeux et résistant par exemple, malgré le regard que l’école et la société portent sur eux), j’essaie de les amener à avoir une image positive d’eux-mêmes et de la renvoyer à l’ensemble des autres élèves. C’est ainsi que je procède avec les élèves en situation de dyslexie. Ce sont leurs atouts comme par exemple leur aisance à l’oral ou leurs compétences sociales que je valorise dans la classe. Je n’hésite pas non plus à demander aux élèves allophones de nous parler de leur culture et je les fais s’exprimer dans leur langue, de manière à ce qu’ils n’aient pas honte de leurs origines ou qu’on essaie de créer chez eux ce sentiment. Dans ma classe est affichée cette phrase de Saint-Exupéry que nous lisons, expliquons, réexpliquons à certains moments de tensions : « Si tu diffères de moi mon frère, loin de me léser tu m’enrichis. » Elle est un tremplin pour la question philosophique de l’altérité, elle donne lieu à des débats essentiels pour prévenir les discriminations et phénomènes de bouc émissaire dont sont parfois victimes les élèves en situation de handicap ou les élèves allophones.

Le métier d’enseignant à l’heure de l’école inclusive va se modifier, s’ouvrir vers les autres, dans la mesure où il est recherche et démarche collectives. Loin des idées reçues, la scolarisation des élèves en situation de handicap et à besoins spécifiques peut être vécue comme une opportunité de faire évoluer l’école : ce sera possible si les différences n’y sont pas considérées comme des déficiences, mais bien comme des compétences que l’autorité éducative doit faire émerger et valoriser. Des projets inclusifs peuvent être mis en œuvre en ce sens, ils contribuent à la réussite de tous les élèves, et des enseignants !

Évelyne Clavier
Professeure de français en collège à Champigneulles (Meurthe-et-Moselle)