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« Latin de désespoir »

La nouveauté indue déclenche une réaction dont la régularité quasi prédictible, dont la sincérité sans doute, dont la violence parfois montrent que la correction grammaticale n’est pas seule en cause. À l’inverse, aimer et défendre la norme, même incohérente, vaut brevet de citoyenneté […] ; s’attacher à une irrégularité orthographique est la communion des saints laïcs, au vert paradis des dictées enfantines.

Bernard Cerquiglini, Une langue orpheline, Minuit, 2007.

On dit aujourd’hui qu’à force de briser quelques belles certitudes des règles orthogonales instituées, la linguistique et les sciences du langage auraient fini par destituer l’analyse grammaticale, les règles orthographiques ; et donc assassiné (l’enseignement de) la langue française.
Que cherche-t-on lorsqu’on veut effacer et renier une quarantaine d’années de travail, de recherches et de questionnement ? À rétablir une langue monumentale. La « langue française », rayonnante, notre « Louis XIV » immortelle, que les linguistes voudraient décapiter à force de la vouloir décrire plutôt que prescrire.
À quoi sert d’analyser et de repenser la langue ? À, ni plus ni moins, la garder vivante. Mais la vie, est-ce indispensable ? Ne pourrait-on pas revenir à l’état de la langue quand elle était encore proche de ce latin honorable, quand elle était un temple où les étrangers se précipitaient pour s’y agenouiller et lui jurer fidélité en l’apprenant ?
Et si ce temps-là n’était en fait qu’un brouillard trouillard dont on environne la langue pour qu’elle n’avance pas ?
Appelons Bernard Cerquiglini, professeur de linguistique française à l’université de Paris VII, à notre rescousse. Et écoutons-le parler du français, cette langue qui regarde de haut nos têtes brunes, nos visages métissés, basanés, bronzés ou provinciaux qui la piétinent à coup de fautes dans leurs cahiers : « On a longtemps cherché pour la langue française des origines les plus nobles, justifiant sa grandeur. Découvrir qu’elle provenait d’un latin populaire mêlé de gaulois et de germanique, qu’elle était la moins latine des langues romanes fut un chagrin. On sut toutefois compenser ce manque initial en édifiant un idiome comparable à la latinité enfuie : orthographe savante, lexique refait, grammaire réglée, fonction sociale éminente. C’est pourquoi le français, admirable latin de désespoir, est aussi la plus monumentale des langues romanes[[ Bernard Cerquiglini, Une langue orpheline, Minuit, (2007). Si l’envie vous prend d’aller lire les travaux de Cequiglini, je vous conseille de commencer par son « Que sais-je », La naissance du français, n°2576, PUF, 1991.]]. »
Nous y voilà : tour de passe-passe historique. Sous prétexte de réforme, nous revenons en arrière. Parce qu’il est plus difficile actuellement d’accentuer les politiques de création et de réflexion autour de la langue en particulier et l’enseignement public en général. Parce que cela coûte de l’argent et cela ne sera pas immédiatement rentable, on préfère revenir à la langue Une… Celle qui n’a jamais existé que dans les idéalisations politiques et les nostalgies. Une légende qui renie son histoire : bourbeuse, boueuse, boiteuse. Variante, défaillante et manquante.
Alors, il s’agit de laisser tout faire ? On se met à parler par SMS et puis c’est marre ? Non. Il s’agit de ne pas prétendre revenir à l’orthographe et à la grammaire mécaniques alors que nous en sommes aujourd’hui à l’observation réfléchie de la langue, à la recherche pédagogique et à la pensée d’une langue à plusieurs visages issue d’un métissage de systèmes.
Alors, désespoir ? Oui, le poids est lourd à rouler. Car le français – comme toute langue ! – est la trace d’une maladie d’origine inconnue. Il s’agit cependant de continuer à l’imaginer, à la penser et de parler un français heureux.